mercredi 15 février 2017

Cauchemar en 4e vitesse

Le film Der Nachtmahr est riche de nombreuses références littéraires et cinématographiques.

On pense naturellement à la nouvelle  Der Sandmann (L'homme au sable) d'Hoffmann, magistrale ouverture des Nachtstücke (Pièces nocturnes) où l'auteur développe ce que Freud nomme dans son analyse de la nouvelle "das Unheimliche" ou inquiétante étrangeté, cette limite ténue entre réel et irréel où réside le fantastique.

Une autre référence vient immédiatement à l'esprit dès la scène d'ouverture de Der Nachtmahr : celle au film de David Lynch Lost Highway :


On retrouve la route filmée de nuit, un voyage mental dans un univers angoissant peuplé de monstres, une narration en boucle à la façon de La Jetée, à laquelle on ne peut échapper.


L'univers de Lynch étant (selon moi) génial mais pour le moins très particulier, je recommande à ceux qui souhaitent le découvrir cette vidéo:









 

 ...et cet article:

 Pourquoi 20 ans après, “Lost Highway” reste un film fondamental

Il y a vingt ans, en fevrier 1997, cinq après l’échec public de “Twin Peaks”, le film, David Lynch effectuait un retour fracassant avec “Lost Higway”, immersion affolante dans le mental d’un schizophrène. Le film constitue, en miroir avec son successeur “Mulholland Drive”, la pierre philosophale du cinéma moderne.


Quand David Lynch signe Lost Highway en 1997, cela fait cinq ans qu’il n’a pas fait de film (Twin Peaks : Fire walks with me, 1992) et sept ans qu’il a connu son dernier vrai succès au cinéma (Sailor & Lula, 1990, palme d’or à Cannes), soit une double éternité à l’aune du temps accéléré de l’actualité cinéma. Mais dans l’intervalle entre ces deux derniers films, Lynch a aussi créé Twin Peaks, objet télévisuel séminal qui a inauguré l’ère sériephile et qui reste près de quarante ans après sa création (et à quelques mois de son sequel) la série télé la plus singulière et hors normes de l’histoire. Au moment où le public va découvrir Lost Highway, Lynch est donc dans une situation paradoxale, à la fois cinéaste en relative perte de vitesse qui n’a rien fait de marquant depuis un moment et inventeur culte de la série télé moderne – de la télé qui ne ressemble pas du tout à de la télé.
“Je n’ai jamais eu la chance de trouver rapidement des histoires que j’aimais”
Mais pourquoi un tel laps de temps entre Twin Peaks : fire walks with me et Lost Highway ?

“J’aimerais tomber amoureux le plus souvent possible de tel ou tel sujet nous expliquait Lynch en janvier 97, et faire un film par an. Mais je n’ai jamais eu la chance de trouver rapidement des histoires que j’aimais. C’est aussi simple que ça. Je passe mon temps à remuer des idées, à creuser des pistes, à faire des essais, mais ça ne fonctionne pas toujours ­ et quand je ne sens pas bien un projet, je continue de chercher… Jusqu’à ce que je tombe amoureux d’un livre, ou d’une de mes idées. Ce processus peut parfois prendre quatre années”.
Le livre qui a tout déclenché, c’est Sailor et Lula de Barry Guifford dans lequel Lynch a retenu les mots “lost” et “highway”, qui accolés ensembles sont aussi le titre d’un classique sublime du chanteur country Hank Williams.
A partir de ces mots starters, l’imaginaire du cinéaste a dérivé pour imaginer l’histoire de Lost Highway, un film noir étrange où les personnages se dédoublent, où la réalité semble fonctionner sur plusieurs niveaux, où le temps se tord et se boucle sur lui-même tel une spirale einsteino-hitchcockienne. Le film est un tour de force mélangeant imagerie de film noir, figures de freaks inquiétants et invention narrative quasi-exprimentale. Comme dans tous les Lynch, la musique est un élément-clé de sa mise en scène. Son complice habituel, Angelo Badalamenti, a concocté une bo plus angoissante qu’à son habitude, et son travail est complété par le rock extrêmement sombre et flippant de Nine Inch Nails et de Ramstein. La séquence d’ouverture sur une autoroute de nuit (rappelant l’ouverture de En 4ème vitesse, le chef-d’oeuvre noir de Robert Aldrich) est scandé par le superbe et torve I’m Deranged de l’archange ambigu David Bowie.

“Un cinéma inédit où le temps et l’espace n’en finissent plus de se trouer et de se dédoubler”
Quand les critiques découvrent le film, ils sont à la fois subjugués et déroutés. L’atmosphère anxiogène, la puissance évocatrice des plans (redoublée par celle de la musique et du son), la précision des cadrages, la beauté design des décors, l’intensité de jeu des comédiens (Bill Pullman, Patricia Arquette, Balthazar Getty, Robert Blake…), tout cela éblouit et fascine. Mais la conception quantique du temps ou l’idée de faire jouer un même personnage par deux comédiens aux physiques différents déstabilisent et ouvrent à toutes les conjectures. Ainsi, dans Telerama, François Gorin est loin d’adhérer à ce nouveau délire lynchien :

“Là, on perd pied. On se tâte : essayer d’y voir clair ou se laisser happer une fois encore par l’ambiance de série B d’horreur intello-perverse… Lost Highway est (peut-être) l’histoire d’un assassin schizophrène. C’est surtout un film lui-même schizophrène. Comme si Lynch, lassé de l’effet Twin Peaks, s’était d’abord raidi dans une pose d’artiste (avec succès, le premier tiers), avant de repiquer dans sa malle de tics et d’accessoires pour un faux remake de Sailor et Lula, confus, nocturne et anémié”.
Néanmoins, la puissance du film l’emporte et l’objet est globalement bien reçu par la critique. Dans nos pages, Frédéric Bonnaud est conquis :

“Si Lynch reprend les figures de ses films ou de quelques grands classiques et se réapproprie les emblèmes signalétiques de la culture américaine, c’est pour mieux les embarquer vers les nouveaux rivages de l’inconscient, vers un cinéma inédit où le temps et l’espace n’en finissent plus de se trouer et de se dédoubler”.
Dans Le Monde, Jean-François Rauger parle du “meilleur film de Lynch”. Dans Libé, Didier Péron est élogieux. Dans Variety, bible du cinébiz américain, le célèbre critique Todd McCarthy évoque “un exercice ultra-lynchien de mystère et de design noir, un film plien d’audace et de panache stylistique“. Et dans le NY Times, Janet Maslin a vu dans ce film “une vision angoissante et une atmosphère menaçante. Les deux mots lost et highway ont apparemment suffi à fournir à David Lynch toute l’inspiration dont il avait besoin”. 

“Je tends vers une certaine abstraction”
Le grand public américain ne suit pas : le film totalisera près de 4 millions de dollars de recettes au box-office américain, ce qui en fait un honnête succès “art-et-essai”, très éloigné cependant du curseur de 100 millions qui marque le seuil de la catégorie blockbuster. Lost HIghway était manifestement trop zarbi et transgressif pour le public des multiplexes. En France en revanche, le film fera près de 400 000 entrées ce qui n’est pas énorme pour un film américain mais considérable pour un film quasi-expérimental.

Comme beaucoup de films de Lynch, Lost Highway déclenchera aussi toute une vague de bouillonnements interprétatifs et d’hypothèses explicatives diverses. On peut comprendre ce besoin de cartésianisme, ce désir de maîtriser la vision d’un film et ce refus qu’il vous échappe. Pourtant, tous les tenants de la rationalité à tout prix oublient que Lynch ne fonctionne jamais selon des critères réalistes ou véristes mais plutôt selon la logique poétique des rêves. Il l’expliquait aux Inrocks en 97 : 
“Je construis un film comme un morceau de musique, je tends vers une certaine abstraction. En même temps, je pense qu’une histoire est un élément important dans un film, que des personnages auxquels on peut s’identifier sont une loi importante du cinéma… Mais autour de ces lois de base, l’atmosphère, la tonalité, le rêve, le monde que l’on arrive à créer sont les notions les plus importantes pour moi”.
Chef-d’oeuvre de Lynch, reconfiguration du film noir, Lost Highway amenait à un certain degré de perfection les inventions hallucinées de Blue Velvet ou de Sailor et Lula. Et faisant mentir son titre (l’autoroute de nulle part), il annonçait un autre chef-d’oeuvre : quatre ans plus tard, Mulholland drive enfoncera le clou noir, rêveur, cauchemardesque et poétique planté par Lost Highway.




le 11 février 2017




Et en prime, le lien pour lire la critique écrite par Frédéric Bonnaud lors de la sortie du film:

 http://www.lesinrocks.com/1997/01/15/cinema/actualite-cinema/lost-highway-11232930/

Et si décidément vous aimez l'univers de Lynch, la 3e saison de Twin Peaks qui sera bientôt diffusée sur les écrans est pour vous...

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